Zemmouri sculpte le blanc
Ilham Tahri
RIGUEUR INSPIRÉE
Dans son œuvre au blanc, Fatiha Zemmouri adopte la couleur de l’ascèse, «ascèse qui a toujours été la condition du désir, et non sa discipline ou son interdiction»1.
Elle fabrique des œuvres comme des «machines désirantes» qui explorent les flux, les chaînes, les ratés ou les emballements, de la création.
Puisant sa source dans la faille des apparences, jouant sur la discontinuité comme sur une fracture qui mettrait en mouvement l’écorce mondaine, le travail de Fatiha renonce à une transcendance de connivence pour épouser un mouvement qui rejoindrait l’évolution de la matière et de l’univers.
Ce travail dont les exigences et les lois sont issues d’une rigueur inspirée, ce traitement de la matière, indifférent au motif, entretient une énergie en acte, un besoin infatigable d’interroger jour après jour le désir immotivé d’un autre monde. Orientant ses efforts dans la seule direction que lui aménage l’encombrement de la matière, Fatiha y inscrit son propre témoignage sur le travail du sens, les règles de pratique, les systèmes inconscients. Sa force plastique relayant l’évidence de son intuition, elle creuse le plein et le vide pour dynamiser les forces latentes, avec une évidence de démonstration qui questionne les schémas préétablis. Inventant des dispositifs dans l’urgence des contenus dont elle manipule les rapports, soit pour les bloquer, soit pour les stabiliser, soit pour en développer l’embarras incertain, elle propose une vision singulière dans une œuvre qui questionne les préjugés. Projetant errance de soi et conscience du monde dans la matière encore inerte, sa recherche confine à la conquête de la pierre philosophale. Arrangeant une lutte où coexistent l’ombre et la lumière, le dit et le non-dit, la peine et le plaisir, elle scelle un blanc qui éclaire encore l’ombre portée de la matière.
Invité à parcourir les moments de l’œuvre, le regard se fait alchimiste qui rencontre d’abord son ombre noire ; puis observateur qui crible l’un et le multiple à la poursuite des archétypes collectifs ; puis explorateur qui sonde cette « part d’ombre qui retire l’homme à lui-même » ; puis spectateur soumis à la fascination de la lumière, jusqu’à en être délivré par l’archétype idéal d’un Soi ignorant du manque.
S’exerçant à la réflexion d’une matière blanche sans repère, l’esprit en explore les excroissances dont il extraira les linéaments d’un savoir radieux. Découvrant les champs qui ouvrent sur l’universel, il renonce à l’encastrement de la vie, de la nature, ou de la psyché dans un mouvement contraint à la seule verticalité.
A l’horizon d’une ligne qui se fait limite et rivage, il rejoindra un point d’ascension qui le portera vers le monde immaculé dont Fatiha déploie l’utopie.
MULTIPLICITÉ UNITÉ :
LES ARCHÉTYPES DE L’INCONSCIENT COLLECTIF
Se prêtant aux quatre éléments qui participent de la quête alchimiste – terre, feu, eau, air -, la céramique, tantôt malléable, exprime le sensible ; tantôt paradoxale, se mesure à la puissance du feu ; tantôt fluide, verse dans le sentiment ; tantôt aérienne, effeuille la densité du temps.
Du blanc monochrome de la régression solitaire, mais aussi du blanc polychrome de l’espérance qui garderait à l’œuvre la promesse de la couleur, chaque pièce participe d’une archéologie du sensible, dont les plis qui sédimentent ensevelissent déjà la mémoire. Entrelaçant la matière et le vide, l’œuvre, comme le moment des forces qui interagissent en elle, ranime la multiplicité d’un être dont les archétypes voilent le réel.
Le savoir enseveli creuse sa voie, « creusement dans l’autre vers l’autre où le même cherche sa veine et l’or vrai de son phénomène »2. «L’implicite, l’inactuel, le sédimenté, le non-effectué»3 s’exprime, envers et contre soi, dans la profondeur du blanc.
Au croisement de l’horizon, les lignes se détachent de la matière. Appendices du blanc immaculé, elles marquent en bordure de la sphère qu’elles rendent visible, ses points limites, comme autant de points de rencontre avec les idoles collectives, jonctions archétypales ouvrant l’accès au savoir du non-expérimenté.
« Le savoir est l’intégration des rapports de forces, au sens le plus général qui soit, rapports de forces entre choses, entre personnes, entre lettres, entre lumière, entre ombre et lumière »4, ainsi en est-il du savoir de la céramique.
De la pâte compacte à la feuille vulnérable, de la matière informée au signe infime, la céramique informe la teneur du blanc. Les feuilles se superposent au vide qui se réfléchit en elle, tandis que les signes tremblés font frémir la pensée. Et dans l’espace que la feuille ouvre en soi, se ressaisit la pensée, à l’envers du texte. Parce que « la pensée doit se rendre étrangère à elle-même pour se dire et s’apparaître », le travail de la feuille introduit une autre figure de la vérité, qui se réfléchit, comme la feuille, dans l’énoncé du vide.
Dans un monde quadrillé de normes, le face à face magnétique entre l’objet et le sujet questionne la domination de la pensée souveraine. Mais « entre deux sphères absolument distinctes comme le sujet et l’objet, il n’y a aucun lien de causalité, aucune exactitude, aucune expression possibles, mais tout au plus un rapport esthétique », qui bute sur la différence entre soi et soi, comme autant de figures de soi. Dans la multiplicité de ces figures se ressaisit le rapport à toute chose, marqué par la nécessité de devenir autre que soi, en même temps que quelque chose qui ne pense pas.
De ces multiples figures émergeront les deux figures du masculin et du féminin.
ANIMUS ANIMA ; ARCHÉTYPES SEXUELS
La nature est absente dans la confrontation de l’animus et de l’anima : mais pourquoi faudrait-il naturaliser le sexe ou cautionner la dichotomie du féminin et du masculin ?
Quelle nature consentirait-elle à s’enfermer dans la naturalité du féminin, ou à se soumettre à la technicité d’un masculin dénaturé.
Adoptant une attitude vis à vis du réel soumise aux besoins de l’action, l’œuvre désamorce le parti pris d’une démarche virile comme concept opérant, associé à une plasticité féminine comme matière consentante. Chaque tableau fonctionne comme un dispositif qui désactive le rapport de force entre masculin et féminin et libère du catégorique le désir. « Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais tout autant le conditionnent. C’est ça le dispositif : des stratégies de rapport de force supportant des types de savoir, et supportés par eux »5.
Le vide tranche la matière uniforme pour y découper des lèvres muettes, dont les bords incisifs dénoncent l’impératif du sexe. Il accroche à la platitude du cadre l’archétype
d’un féminin divisé. Mais comment cette réduction de soi, qui se présente à soi sous la forme d’une figure criarde, peut-elle ranimer la matière inerte ? Comment le regard répondra-t-il du désir de ce « corps-organisme, plié, ou plutôt replié et écrasé par son organisation totalitaire, corps vissé sur une sexualité obligatoire qui a été proclamée sa “vérité” »6, corps bataille du masculin et du féminin.
Exhibant son extériorité têtue, le féminin panse les blessures du sexe. Le corps-propre, ce corps dont je vis, dont je fais l’expérience, se heurte à l’œuvre-corps, l’œuvre dont il renie le sexe, artefact d’une pensée totalitaire, sans pour autant en occulter la brèche. Dans cette brèche s’ancrera le désir d’altérité.
Dans cette direction où l’autre de l’homme doit devenir le même que lui, l’être, comme l’œuvre, aspire à l’altérité. Il tente de greffer les épines tranchantes à l’irréductible jointure entre soi et soi. Mais quelquefois, la greffe ne prend pas.
Attendre, attendre s’il le faut des années, l’union sacrée. La soudure sera l’œuvre du cheminement singulier.
L’hybridation de l’organique et du géométrique fait le vide matière qui s’entrelace à la fibre pour brouiller la forme carrée. L’œuvre interroge l’ineffable : « comment l’homme peut-il être cette vie dont le réseau, dont les pulsations, dont la force enfouie déborde indéfiniment l’expérience qui lui en est donnée »7. De la surface lisse la broussaille qui émerge, accroche le sensible.
La géométrie dépecée tranche l’opacité du réel, pour en accueillir les lignes troublées, qui déclenchent à travers l’œuvre, la montée désordonnée du sensible. L’œuvrecorps
fonctionne comme une connexion vivante au sujet incarné qu’elle extériorise, humanisant son contenu.
Du décalage entre les pièces, le dispositif fait autre le même, tandis que le soi traverse la différence entre les sexes. Comme un voile organique, le vide se mêle à la matière dans un tissage savant, qui annonce les épousailles du conscient et de l’inconscient. Il ranime « le goût des choses qui existent ensemble ».
Les identités nomades redistribuent les attributs du féminin et du masculin, qui élaborent et recomposent les nouvelles modalités de l’être. Le soi s’ouvre à la jouissance de l’Animus et de l’Anima.
OMBRE LUMIÈRE : ARCHÉTYPE DE LA LUMIÈRE
Sculptant les poussières du temps, la matière blanche absorbe la lumière crue pour réfléchir une lumière opaque.
Point de contact entre l’esprit et le monde, l’œil impulse le mouvement ; de point en point, les particules de poussière adhèrent à l’instant de l’œuvre, que la mémoire ne retient pas.
De contact en contact, la pensée qui ne refuse pas l’obscurité du temps, illumine les tourbillons de matière et joue de la composition de l’ombre et de la lumière, alliage du connu et de l’inconnu, que la gravitation assemble, comme autant de devenirs monde, en une amitié d’astres.
« Seul peut se dire contemporain celui qui ne se laisse pas aveugler par les lumières du siècle et parvient à saisir en elles la part de l’ombre, leur sombre intimité »8.
Alors l’âme peut participer à l’intellect dispensateur de lumière car « il est possible qu’il y ait parmi les hommes un individu dont l’âme soit affermie par une extrême pureté et un rapport intense avec les principes intellectuels, je veux dire qu’il reçoive en toutes choses l’illumination de l’intellect agent. Ainsi les formes qui sont en ce dernier s’impriment dans l’âme d’un seul coup ou presque »9.
MOUVEMENT STABILITÉ : L’ARCHÉTYPE DE LA TOTALITÉ : LE SOI, CENTRE, TOTALITÉ
La lumière creuse la matière et fabrique l’ombre dans l’éclat du blanc. Du néant et de l’être, elle articule les vertèbres singulières, et la colonne labile qu’elles forment, met le monde en mouvement. Sur la ligne de fracture de la matière, une géographie mobile propose de nouveaux repères : elle déplace les dichotomies de l’être, entre le dedans et le dehors, entre la nature et l’artifice. Elle comble les frontières, entre l’Orient et l’Occident. L’œuvre devient le nouveau centre à partir duquel l’existence peut s’éprouver. Rien alors ne pourra entamer sa stabilité.
Le regard se perd dans les crevasses d’une profondeur illusoire tandis que le circuit fermé du tore approfondit le vide. Comme le dispositif de Foucault qui somme les forces sans pour autant balancer l’inertie du passé ni réaliser « la totalité inachevée du présent », le tore image le temps cyclique d’une rétrospection vers l’origine, qui est aussi une marche en avant, et que la gravitation pondère.
ŒUVRE AU BLANC : MORT DE L’ÉGO
L’œuvre au blanc signe à travers le cube la mort de l’égo.
« La nouvelle apparence est entrée en composition avec le mouvement vécu et s’est offerte comme apparence d’un cube »10.
Le cube, dont la coupe mobile participe du mouvement paradoxal, tantôt abstrait, tantôt restitue sa face cachée.
Est-ce bien un cube ? L’esprit, habitué à déduire des faces apparentes la complétude du cube, est pris en défaut. Déplaçant la perspective, il admet à présent que tout cube cache une face infidèle à sa forme. En ouvrant l’accès à l’intérieur de l’objet, l’œuvre fonctionne comme un accès à l’intériorité propre: « à travers ce que je vois, je suis au cube lui-même dans son évidence »11. La perception de l’intérieur force l’évidence géométrique : évidant l’objet, elle en détruit la rectitude et en pénètre l’intériorité. Percevant le monde de son intérieur, accédant à son intériorité comme à une extériorité, elle invite à tenter d’autres façons d’entrer dans l’expérience.
Au-delà de la « signification présomptive du cube », la pensée du cube ne pourra plus jamais être close par sa géométrie. Le sujet s’instaure dans un socle dont les apparences ne peuvent plus être sauvées. L’apparence géométrique du cube est trahie par sa chair fibreuse. Les liens s’enchevêtrent à la géométrie du cube ; l’empiètement de l’intérieur sur l’extérieur ouvre la géométrie au sensible et invite le sensible dans la géométrie. Comme l’intrication du visible et du sensible, elle force le dehors qui acquiert une dimension inattendue. La géométrie « se reflète, s’humanise, se pense en moi »12. Elle tresse les linéaments d’un être encore incertain, inachevé, en qui s’ébaucheraient les prémisses d’un sujet à venir. Tisser les fibres pour accueillir le texte.
L’œuvre qui « livre » un savoir « inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais tout autant le conditionnent »13, s’affaisse. Seule l’archéologie pourra séparer les feuilles et ranimer le devenir des choses, qui vibrent encore à l’intérieur du bloc.
Effeuiller le bloc.
Sens ou non-sens ?
« Le monde est fait de surfaces superposées, archives ou strates. Aussi le monde est-il savoir ». Savoir, c’est toujours tenter « le rapport entre le visible et l’énonçable, c’est combiner le visible et l’énonçable, c’est opérer les captures mutuelles du visible et de l’énonçable »14.
Le lisible qui se fond dans la matière n’est plus visible : les feuilles qui forment bloc en condamneront bientôt l’écrit.
Le visible qui sédimente n’est plus lisible : la tradition qui s’enlise ne pourra plus être réinventée. De quelle consistance du présent l’avenir sera-t-il formé ?
Affiner l’épaisseur jusqu’à l’abstraction, aérer la densité au seuil du diaphane ; inverser le processus irréversible « pour rejoindre en sa nuit l’origine aveugle de l’œuvre ».
Y puiser sa source.
CONCLUSION
Témoignage d’une expérience échappée aux diktats du siècle, l’œuvre interroge : « mais comment peut-il se faire que l’homme pense ce qu’il ne pense pas, habite ce qui lui échappe sur le mode d’une occupation muette, anime, d’une sorte de mouvement figé, cette figure de lui-même qui se présente à lui sous la forme d’une extériorité têtue » 15.
S’opposant au noir mais aussi à toutes les couleurs, l’œuvre au blanc invite l’esprit à se réfléchir dans un monde sans repères. Organisant d’instinct les forces d’un pouvoir inaccessible au savoir, elle propose une unité dont l’équilibre parfait tient dans le mouvement singulier.
Proposant les archives d’un savoir occulté, elle en explore les strates, de strates en bandelettes, de bandelettes en feuilles, de feuilles en surfaces, de surfaces en lignes, de lignes en droites, de droites en courbes, pour atteindre au cœur de ses fissures, un intérieur du monde qui ouvre à un espace non stratifié. Fabriquant cette « substance non stratifiée », elle invente un savoir qui entrelace, de matière et de vide, d’un bord à l’autre de leur fracture, les civilisations qui se meurent de leur ignorance.
Ilham Tahri
1. Gilles Deleuze, Cours sur Foucault, Université Paris 8
2. Jacques Derrida, Force et signification
3. Gilles Deleuze, Cours sur Foucault, Université Paris 8
4. Idem
5. Michel Foucault, Dits et écrits III
6. Michel Foucault, La volonté de savoir
7. Michel Foucault, Les mots et les choses
8. Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain
9. Ali Benmakhlouf, Pourquoi faut-il lire les philosophes arabes
10. Maurice Merleau-Ponty, Le cinéma et la nouvelle psychologie
11-12. Idem
13. Gilles Deleuze, Foucault
14. Gilles Deleuze, Cours sur Foucault, Université Paris 8
15. Michel Foucault, Les mots et les choses