Lumineuse blessure

Fernando Gomez de la Cuesta

 

« Quand la lumière vient de la plus grande absence de lumière qu’est le noir c’est assez troublant. Dès l’origine de l’humanité les hommes sont allés dans les endroits les plus sombres de la terre pour peindre non pas avec des couleurs mais avec du noir. Et, ça a duré des centaines de siècles. »

Le noir n’est pas une couleur comme une autre, le noir est une couleur de sentiments et d’émotions rencontrées, une couleur chargée de sens qui ne laisse pas indifférent, de perceptions imprégnées par les êtres et les lieux, par les cultures et les expériences. Du point de vue européen, le noir est lié à la mort et au deuil, à la mauvaise chance, à une vision pessimiste du futur, au manque de lumière, mais aussi à l’élégance, au recueillement, à l’introspection, à la spiritualité et à la modération. L’art contemporain occidental a lui-même pu influencer l’assimilation expressive et conceptuelle de cette couleur par la force des idées auxquelles elle est associée. Certains courants la situent parfois plus près de la fin que du commencement, plus proche de l’individuel, de l’intime et de l’intrinsèque que du collectif, de l’étranger ou de l’extrinsèque: «Le rêve intérieur du noir est comme un néant sans possibilités, un néant mort après que le soleil s’est éteint, un silence éternel sans avenir ni espoir, voilà la résonance intérieure du noir. Musicalement, on peut le représenter par un silence définitif après lequel la suite apparaîtra comme le début d’un nouveau monde, car tout ce qui est interrompu par ce silence est achevé pour toujours : le cercle est fermé. Le noir est comme un bûcher éteint, consumé, qui a cessé de brûler, immobile et insensible comme un cadavre sur qui tout glisse et que rien ne touche plus» (2). Cependant c’est à partir de ce feu consumé Kandiskyen, de ce corps apparemment inerte, de cette fin qui n’est rien d’autre qu’un nouveau commencement, que renaît et se propage le noir de Fatiha Zemmouri ; un noir différent, empli de lumière, d’énergie et de couleur(3) ; qui fait illusion à l’origine du monde et à la création, qui se convertit en une matière séminale et finit par se révéler en lui-même, au commencement comme à la fin.

Pour des êtres hypersensibles comme Zemmouri, se confronter au noir est un acte qui entraîne une certaine difficulté. Le noir est une couleur qui dénote, porteuse de significations et de connotations, qui appelle et interpelle, qui symbolise et émeut. Il ne s’agit pas d’une couleur neutre, le noir est une couleur qui touche. Le noir de Fatiha Zemmouri commence dans la matrice maternelle, dans la caverne, dans l’atelier du forgeron, dans l’athanor de l’alchimiste, dans ce qui est originel, essentiel, primitif mais il atteint aussi l’obscurité de la nuit, le crépuscule, le feu, le dernier souffle. Il est la couleur des blessures et de la nourriture, des naissances et des morts successives, une couleur intégrée dans ce cycle constant qui évolue lentement mais sûrement ; cette création de l’artiste dans laquelle il n’y a ni début ni fin, où tout est cause et effet, où toute existence est un élément de cette marche éternelle dans laquelle les différentes nuances du noir se donnent la main dans une boucle infinie, dans une succession ininterrompue de commencements et de dénouements. Nous nous retrouvons devant un parcours dans lequel la compréhension du signifiant et du signifié se convertit en une question sensorielle qui fait aussi appel au vécu et à la culture ; une polysémie façonnée d’une personne à l’autre, enrichie de ses propres expériences, des souvenirs et des oublis, des conventions et des enseignements, des pressentiments, des sentiments et des émotions : nous sommes ce que nous sommes par là où nous sommes nés et par tout ce que nous vivons, par ce que nous avons été et ce que nous serons. La flamme brûle la matière en même temps qu’elle la purifie et la couleur noire qui apparait devient le point de départ singulier de ce parcours créatif ; le feu devient un outil de travail ainsi que l’élément essentiel à partir duquel naît chaque nouvelle réflexion, un moyen d’action et de création qui établit un lien métaphysique avec la terre, avec l’identité culturelle de Zemmouri, avec l’énergie fondamentale qui alimente le corps et l’esprit, qui réchauffe les âmes et les foyers, qui cuit la céramique et moule les matériaux ; une origine intrinsèque et enracinée, une base solide pour un alambic à destinée universelle.

Lucio Fontana et les signataires du « Manifeste blanc » demandèrent le concours d’esprits clairvoyants, « d’hommes des sciences du monde qui savaient que l’art est une nécessite vitale de l’espèce, pour découvrir cette substance lumineuse et malléable qui permettrait le développement de l’art en quatre dimensions ». Fatiha Zemmouri assume ce rôle d’artiste alchimiste, comme une scientifique romantique en quête de connaissance et de magie. Dans son cas, elle fait appel à la couleur noire et au matériau adéquat pour transcender l’espace et pénétrer cette quatrième dimension si convoitée. Elle dépasse les limites du cadre pictural et ouvre les entrailles des volumes sculpturaux tout en approfondissant les recherches des précurseurs « spatialistes » qui l’ont précédée et en dépassant les coordonnées spatio-temporelles. Zemmouri commence ainsi son chemin, celle d’une quête qui décompose et compose la matière sous un nouvel ordre, qui défait la trame de ses filaments permettant ainsi à la lumière de la connaissance de s’infiltrer entre eux. Comme une nouvelle Ariadne, Zemmouri tire le fil pour suivre chacune des multiples voies qui se déploient devant elle. Un processus créatif ininterrompu où le noir primaire s’entrelace avec le blanc immaculé pour former une dualité qui ne fait pas allusion aux contraires mais à la symbiotique et à la complémentarité, une dualité où apparaissent des comparaisons et non pas des contradictions, où le noir cède la place au blanc pour redevenir noir, dans un éternel retour au sein duquel, selon Héraclite, rien n’est pareil parce que tout change à chaque pas. Un cycle constant qui renforce l’idée de la spirale et de la sphère, si présente dans les itinéraires singuliers et circulaires d’une artiste qui revient toujours sur ses pas mais qui ne se répète jamais.

L’œuvre de Fatiha Zemmouri, constituée de couches qui se superposent, agit comme un inventaire d’expériences, comme une mémoire de vie qui intègre cette perspective existentialiste qui constitue la matière elle-même, comme un résumé de ce qui fut et une prémonition de ce qui sera, une vision qui fait davantage référence à la métaphysique de l’art informel européen dont font partie Fautrier, Soulages, Mathieu ou Tàpies, et qui inclue certaines questions expressives relatives à Kiefer, qu’au contexte même dans lequel Zemmouri vit et crée. Ces coordonnées introduisent le passage du temps entre les points cardinaux de son art et lui confèrent un respect de la matière brute, de la matière primaire, des matériaux accessibles et détachés de quelque prétention que ce soit, qui ravive dans sa création certains aspects et points d’intérêt évoquant l’arte povera. Les œuvres qui composent « l’œuvre au noir » de Zemmouri sont des compositions à fois délicates et brutales, d’une beauté sauvage dans lesquelles les accumulations de petits éléments, de silences, de gravité et d’apesanteur, dévoilent une forme d’équilibre mais aussi de doute. L’artiste travaille avec le noir et ses multiples nuances mais, surtout, avec la lumière qui se reflète en lui, sur ses volumes et ses interstices, faisant ainsi percevoir cette luminescence comme un élément de connaissance mais aussi un élément thérapeutique, guérisseur, purificateur, qui se charge de soigner les blessures du corps et de l’âme. D’autres esprits clairvoyants avancèrent également que le noir était un début et non une fin, une restitution et non un dommage : les « Pinturas negras » de Goya ou la « Black Chapel » de Rothko, Malevitch ou Reinhardt semblent anticiper une conclusion et cependant, laissent entrevoir une prémonition claire et limpide, une vision du futur qui commence juste à ce moment-là, un avenir dans lequel l’artiste est parvenu à se détacher du superflu et à conserver ce qui est véritablement important, l’essentiel, une mystique qui le fait renoncer à son ego tout en se focalisant sur sa propre recherche. Son objectif est de parvenir à une réalité supérieure, de se séparer des apparences et de se concentrer sur le ressenti, en assimilant l’expérience future et en définissant comme point de départ ce lieu extraordinaire et précurseur où, sans aucun doute, se révèlent les œuvres noires de Fatiha Zemmouri : des œuvres révélatrices réalisées par une créatrice visionnaire et alchimiste, une sibylle à laquelle nous devons croire, en laquelle nous devons croire, avec laquelle nous devons grandir.

Traduit de l’espagnol

Références

Pierre Soulages in Patrice Bardot, “Noirs désirs. Pierre Soulages et Gesaffelstein”, Tsugi , Paris, France, nº 70, mars, 2014, p. 86.
Wassily Kandinsky, Du spirituel dans l’art , op.cit, p. 156.
Le noir est une couleur, Matisse in Jacques Kober, “Le noir, une conception méridionale de la lumière”, Le Noir est une couleur : hommage vivant à Aimé Maeght , Fondation Maeght, Saint-Paul-de-Vence, France, 2006, p. 43.
“Joindre ensemble des événements multiples, des causalités, des finalités et des hasards”, Fatiha Zemmouri in Ilham Tahri, “De l’onde sensible à la perception sensible”, l’Oeuvre au Noir , la Galerie 38, Casablanca, Maroc, 2011, p. 8.
“En alchimie, l’œuvre noire est la première étape de la purification. La matière, quelle qu’elle soit, passe par le feu et devient”, Fatiha Zemmouri in Paola Frangieh, “Fatiha Zemmouri : entre noirceur et ambivalence”, Le Soir Echos, Casablanca, Maroc, 8 décembre 2011.
“Quand j’utilise par exemple le charbon, je cherche à retrouver le feu caché, la trace des civilisations, la conscience du geste et des traditions”, Fatiha Zemmouri in Ilham Tahri, “De l’onde sensible à la perception sensible”, l’Oeuvre au Noir , la Galerie 38, Casablanca, Maroc, 2011, p. 7.
Lucio Fontana, Manifeste Blanc, Buenos Aires, Argentine, 1946 : Rafael Cipollini (ed.), “Apuntes para una teoría del manifiesto”, Manifiestos argentinos. Políticas de lo visual 1900-2000 , Edition Adriana Hidalgo, Buenos Aires, Argentine, 2003, p. 188.
“Je préfère penser que ce sont moins des ouvertures qu’une volonté de ne pas fermer l’espace, un façon de laisser à d’autres possibilités”, Fatiha Zemmouri in Raphaële de La Fortelle, “L’interview”, l’Oeuvre au blanc , la Galerie 38, Casablanca, Maroc, 2013, p. 29.
“En los mismos ríos entramos y no entramos, [pues] somos y no somos [los mismos]”, Heraclite, “Sobre la naturaleza. Doxografía y fragmentos”, Revista de Filosofía, Universidad de Costa Rica , San José, Costa Rica, Vol. XIV, N. 39, juillet, 1976, p. 41.
“Le charbon, dans son noir, attire la lumière, et recèle un côté sombre et lumineux à la fois. C’est une matière chaude qui conserve le feu et va au-delà du noir. Il n’est pas noir mais en nuances de gris, et accroche magnifiquement la lumière”, Fatiha Zemmouri in Paola Frangieh, “Fatiha Zemmouri : entre noirceur et ambivalence”, Le Soir Echos , Casablanca, Maroc, 8 décembre 2011.
Pierre Soulages ajoute également : “ce n’est plus avec du noir que je travaille, c’est avec la lumière reflétée par la peinture que je dépose sur ce fond noir”, in Bernard Paquet, “Pierre Soulages : entre l’ombre et la lumière”, Vie des Arts , Montréal, Canada, vol. 40, n° 164, 1996, p. 23.