Fatiha Zemmouri

Bernard Collet

 

Tension du geste, tension des matières entre-elles, c’est bien là ce qui caractérise le travail de Fatiha Zemmouri. Matières à poésie, matières mémoire, architextures, comme elle les définit, toutes sont prétexte à évoquer la puissance des matériaux à se transformer…

Du noir ou du blanc. De la présence détruite, brûlée des bois calcinés, des charbons éteints, ou l’absence et la pureté de céramiques blanches. De la matité de certains aplats de peinture noire à la survenance de scintillements et de brillances aux arêtes de bois brûlés, tout fait symbole, spiritualité presque ésotérique, dans cette recherche constante d’un renouvellement et d’une transformation au delà des déchirures, des plaies, des béances de la matière, d’une métamorphose possible. Tout est symbole dans cette alchimie subtile qui se joue au cœur même de la matière après les embrasements, les fusions, les concrétions de cendres, tout ce noir avant la lumière, avant ces blancs opalescents, fragiles et lunaires. Pas de couleur. Le rouge peut-être, celui du feu. Mais le noir surtout et le blanc. Partout, la matière noire dans sa complexité.

On se souvient du minimalisme de ses cartons empilés dont les épaisseurs étaient comme contenues sous le poids de galets, travail de tension qui, venu de la sculpture, interrogeait les rapports entre la dureté et la fragilité des matériaux. Des tableaux en volume qui ne voulaient pas abandonner pour autant la planéité d’une surface comme si l’enjeu était toujours de ne pas sortir du champ de la peinture. Fatiha Zemmouri poursuit encore aujourd’hui ce même travail sur panneau, surface plane où elle vient inclure ses matériaux de prédilection, inciser des manques, de profondes entailles, des crevasses qui pourraient nous faire entendre un cri mais qui apparaissent bien plus comme les premières étapes d’un déchirement ou d’une crémation qui laisserait la surface ne nous apparaître bientôt que dans la simple expression de sa trame. J’en veux pour preuve ses travaux sur tissus qui entament cette transformation de la perte, devenant simples gazes trouées de manques, d’accrocs et d’effilochements au bord de la déliquescence. On pourrait croire que les parties calcinées du tableau sont figées, que les bois craquelés par le feu ont été sauvés des cendres par l’eau, que le reste de la surface est intact, il n’en est rien, tout cela n’est qu’illusion, le travail est en cours, la métamorphose avance, inéluctable. Un processus est en marche, dont on peut, bien sûr, envisager le parallèle avec la quête de l’artiste, car c’est bien là ce qui constitue la part métaphorique de son travail.
Avec cette dimension essentielle qui consiste à ne pas intervenir pour introduire la couleur, en effet elle s’introduit d’elle même, noire ou blanche selon les matériaux employés, et à ne pas décider de la forme puisque c’est le feu qui en est le véritable sculpteur. On pense aussi à ses réalisations en céramique, si fragiles, si transparentes et qui pourtant ne parviennent pas à faire oublier les 1000 degrés qui les ont façonnées, ce feu qui leur a donné consistance et les a fait se tordre, est à l’origine de leur forme même.

Du noir dont il ne faudrait pas oublier, comme pour l’outre-noir de Soulages, l’incomparable connivence avec la lumière, le jeu entre matité et brillance, ce dialogue qui introduit le volume et fait sens. Accueillir la lumière dans la matière, voilà l’enjeu. Se souvenir aussi que ces matières étaient devenues, à incandescence, de la lumière pure, qu’il y demeure encore une lumière résiduelle que Fatiha Zemmouri fait en sorte de nous rendre visible. Nuit noire, un noir qui contient en lui la promesse de l’aube.

Du blanc, aussi, dans d’autres œuvres où la lumière crée le volume et sculpte la matière. Des fragilités réparatrices sur des failles sont avant tout des pièges tendus à la lumière. Des interventions contendantes sur des surfaces monochromes, des trames mises à nu, mais c’est la lumière qui crée des formes, introduit des zones d’ombre et de noir. Peindre avec cela, la déconstruction de la matière et cette absence de couleur, et faire que se créent d’elles-mêmes des harmoniques de noir et de blanc, des dégradés de gris. Avec des blancs strates de mémoire d’une souffrance qui ne porte pas de nom et qu’il convient d’apaiser, de rendre supportable.

Dans une abstraction qui porte en elle la mémoire du monochrome, fut-il noir ou blanc, Fatiha Zemmouri s’attache, comme dans une quête de spiritualité, à explorer la puissance métaphorique des matériaux comme une ressource de vie, nous montrant des images qui immanquablement nous ramènent à notre être profond. Les crevasses, la combustion, la lacération, la suture, la brûlure, autant d’images de la blessure et de la mutation autant physiques que morales qui ne peuvent nous laisser indifférents. Nous y percevons ce silence dans lequel, au travers de la matière, c’est toujours le corps qui parle.

Bernard Collet